jeudi 6 novembre 2014

AF401 - 5 novembre : écouter la terre tourner

Vite ! 
Je tiens... à toi ! 
Je tiens pour toi, ton retour ! 
Reviens ! 
Reviteviens ! 
Re vit ici le tien ! 


Enfin endormi, une atmosphère étrange irradiait de partout. 
Me voilà comme au plumard et plein de petites voix électriques résonnent alentour. Du yaourt sonore semble se détacher comme un couplet, «l'existence n'est qu'un sursis», ça fait, répète et boucle, sur un air de comptine. Comme ça des jours des semaines des mois. Un bordel durable. 
Au début on croyait à une panne. Intermittence de la réalité, j'ai pensé. Déraillement. Un truc qui tourne ovale ou carré. L'existence démente oui, irréelle oui, tout ce qu'on voudra oui, mais quand même. Un sursis ?

Les sursis m'enquiquinent et cette chanson m'emmerde. Je m'enfonce un coton tige dans l'oreille droite, le côté de la raison. Vais voir s'il sort quelque chose. Si se réveille quelque synapse. Deux, puis dix tiges, quinze dans chaque oreille : sans résultat. Rien que les petites voix électriques.

Ainsi des jours. Des semaines. Des mois.



Pour la suite on admettra comme postulat que l'ensemble des réels est infini. Pas même un peu dénombrable, hélas. In-fi-ni. 
Partant de là, qu'on le décode ou non, l'algèbre déploie sa langue interminable. Rose ruban sans limite, où il est loisible à tous d'aller échouer. Là, aussi loin que tu ailles, l'infini te survit. D'un pas sur l'autre, gagne par petite touche. Un jour ou son lendemain, chaussure qui lâche ou paroxysme de la fatigue, il vainc, et si c'est pas encore tout de suite, c'est positivement inéluctable.

Cependant, que faire, toute limite abolie, lorsque l'on ne connaît que l'addition ? Additionner, pardi. A qui mieux mieux. Encore, plus et plus. L'époque bénie des mauvais compteurs et crashs informatiques basiques semble bien perdue... L'espoir s'amenuise de revoir un jour le zéro, néant providentiel. Quelle alternative ?

Pas d'alternative. Mais voilà qu'un jour où je refaisais mes comptes, n'y croyant plus, survint le pinacle, le lâcher prise.
Ce jour là, épuisé du réel, l'avion se posa sans me réveiller. Enfin: je dormais. Il roula encore délicatement sur un ruban imaginaire, le chien de la voisine aboya (ou était-ce la Power Transfer Unit ?), alors le signal 'attachez vos ceintures' s'éteignit et tout à la suite la vie reprit et continua. La même, identique, et tout à fait nouvelle. Voilà qu'on s'était posé dans l'ensemble imaginaire.

Un peu à l'image de ces siestes carabinées dans lesquelles on bascule après des agapes de pintades ou de barbituriques, la vie reprit comme un rêve de pleine conscience. Un songe si profond et tellement lucide que j'y vécu comme une vie, avec ses cycles, ses joies, ses peines.

Qu'était-ce, sinon vraiment un rêve ? Comme un rêve, les figures, les inspirations. Comme un théâtre, les tableaux, les actes. Comme la vie, comme l'espérance. Mais tout comme un rêve cependant...

De ce gouffre onirique le retour à la réalité n'a laissé que bribes bancales.



Alors que je tente quelques pas, le présent semble se refermer ici et partout sur des souvenirs fugaces. Par pans entiers disparaissent le monde, le peuple, l'espace qu'il y avait là. Comme les blagues qu'on s'ingénie à oublier immédiatement, voilà le rêve sublimé. Ne subsiste qu'un imperceptible nuage, bientôt : rien. Des rues, des montagnes entières s'abîment et se dissolvent, des figures plus rien, les gens, le néant. Reset! J'y étais, pourtant, ou bien, je ne sais pas. Y étais-je ?

De l’intangible expérience subsistent quelques bouteilles, une paire de chaussures à bout de souffle, de la poussière ici, et là comme l'écho d'une voix lointaine, ou quelques promesses, je ne sais plus.

Le doute est permis. Dans ce mensonge imagé les interrupteurs électriques fonctionnaient cependant, comme pour de vrai. Par ailleurs il restait possible de déchiffrer jusqu'aux plus petits caractères. Doutant toujours j'ai passé des plombes à fixer des miroirs sans cligner des yeux, cherchant l'erreur. Mais les saligauds réfléchissaient sans faillir. Alors, quelle genre de songe était-ce là ?

Imprégné de cette irréalité infaillible j'ai bien failli y croire, y rester. Puis il y eut les petites incohérences. 



Vint ce jour sans patience.
Le magasin était immense, dépeuplé, mais à la caisse s'étendait une file d'une infinie lenteur. L'infini encore, me narguait là avec superbe. Alors avisant la sortie j'ai simplement filé, empochant mes achats sans trop de ménagement, désolé les achats, désolé le ménagement, désolé les règlements administratifs et commerciaux, voilà un transfert de propriété vite et bien fait.
Bientôt j'arrivais à cette ouverture qu'on a coutume d'aménager dans le mur. Trou béant, invitation à la fuite, j'ai pensé, tiens, que serait un supermarché sans ses portes, où les hordes de pousseurs de caddies suffiraient à l'animation, subsistant de courses et de balade sans jamais y entrer ni en sortir ? 
J'arrivais à la béance. C'est là que le gardien eu ce regard d'intelligence creuse. Il semblait penser tout pareil, et aussi que, diable, sa fonction, son rêve étaient ailleurs. Singulier univers singulier. Dans cette autre réalité il m'apparut qu'il n'y avait pas, ni là, ni ailleurs, nulle part la moindre règle à suivre. Pas un individu déterminé à la faire appliquer. 
De ce jour je sus qu'aucune morale, aucune loi n'avait valeur, et pris un peu peur pour la suite, non sans écraser au passage mon poing sur le ventre du gardien toujours aussi indifférent. L'impunité à bon dos.

Sans tout à fait émerger j'ouvris un œil à ce moment, et cessais de croire à ce conte mal fagoté. Le jour arriverait bientôt. Je ne l'imaginais pas si proche, ni aussi brutal.
Bientôt viendrait le réveil, bientôt serait Paris, tout soudain. Paris où errer, comme amputé.

Comment croire qu'ailleurs puisse subsister un univers familier ? Le paradoxe de la simultanéité des vies et de l'infinité des choix tourne et tourne, frappe les tempes.
Dans l'autre monde, sur une autre hémisphère, ces hommes vivent, respirent. Pissent, éjaculent ! Enfin, vivraient, respireraient... Mais cette cabine. Rien. Comment moi homme enfant ces bras ces jambes, comment tout entier ai-je pu être l'un d'eux, manger, boire, ... aimer ?

Tout n'est pas établi. Rien n'est définitif.



Titubant encore, je note dans la marge du Pariscope les éléments chaque fois moins cohérents qui subsistent, parfois resurgissent.

"Comme toi, je connais l’oubli.
"Non, tu ne connais pas l’oubli.
"Comme toi, je suis douée de mémoire. Je connais l’oubli.
"Non, tu n’es pas douée de mémoire.
"Comme toi, moi aussi, j’ai essayé de lutter de toutes mes forces contre l’oubli.
Comme toi, j’ai oublié.
Comme toi, j’ai désiré avoir une inconsolable mémoire,
une mémoire d’ombres et de pierre.

Peut-être n'ai-je jamais été à Antofagasta.
A bien le reconsidérer il n'y avait là qu'un objet bizarre, brouillon synaptique. Une de ces allégories chères à l'inconscient. Un peuple entier disparaissant dans les trous de mine. Le battement du sang, la lumière, la poussière partout et le bruit de la mer.

A bien y réfléchir, rien d'original.
Ni même la ville où tant et plus traînant, j'échouais. Singulière, peut-être, mais parsemée d'indices équivoques. Ce n'était qu'elle, grandie comme moi par les années, blanchie comme moi par la poussière, ce meilleur mouroir: Aranda de Duero. Elle, semblable et différente. Réunis, semblables et différents.



Différente et cependant toute pareille - mêmes charmes affreux, même ennui, même fracaso, la mort de l'idée politique, l'échec de la société civile...
Au mitant du cauchemar, avide de consolation, je projetais de mémoire un chapelet de bar : los Huasquinos, bar Real, Preview, La Pizca, Rumba Mia, Lemon, Club Previa, Etnico, El Sureno,

Me voilà dans l'un d'eux.
Si vous prenez cette boisson, me lance le barman, il vous faudra quitter le comptoir, vous asseoir en salle. C'est le règlement. La loi. Je prends la boisson, j'ai dit. Mais il faut vous asseoir en salle, a geint d'angoisse l'adorable demeuré, confondant l'énoncé et l'acte, aussi mal modélisé qu'un gardien de supérette. Mais j'irai, ducon, au futur. Vous savez, le futur, un conditionnel confirmé dans un présent proche, me entiendes ? Cabron ?!
Ainsi de bar en bar, comme au magasin, tout un pan de l'imaginaire se révélait pourri. L'affrontement devint frontal et le disgusto, igual.

Heureusement il y eu Miguel. Serveur parmi d'autres. Merci, Miguel.
Les détails et les colombiens pourraient sauver le monde, un jour, comme ça. La volonté pourrait aussi; mais quelle volonté faut-il pour émerger d'un rêve ? Il suffit d'un réveil, un truc solide et fiable, un truc qui fait du bruit.

Les étreintes, les alcools, semblaient pourtant de la vie vraie. De nombreux plongeons dans l'océan frisquet m'en auraient presque sauvé mais c'est la fuite, d'abord une, puis de malheureuses fuites qui finalement firent basculer le cadre.



En rien innovante, la première fuite fut alcoolique. Me laissait hagard, foireux. Inconfortablement projeté dans d'autres imaginaires depuis la table du bar désormais complètement vide, bientôt fermé. 

La seconde fuite dans la profusion des sens, ou la profusion tout court, ou n'importe quel mot mal défini qui raconte cette soif jamais bien étanchée, encore la soif, encore cet animal heureux toujours un peu sur le retour, un mot commun, un rat gris comme un autre, fuite valable cependant. 

Le travail. Quoi ? Je réponds avant que soit exigée une troisième fuite merveilleuse qui sublime les deux autres. Une ultime. Une parfaite. 
Le travail. La troisième fuite dans le travail, simplement. Des journées inutiles bien pleines d'énergie vaine, contribuant comme tous, mieux que tous!, à façonner l'inéluctable échec, parce que la main est mauvaise, parce que ce n'est qu'un rêve un peu vilain, parce que jeu à somme nulle et soustraction négative.

Ni sportive, ni intellectuelle, rien transcendantale, l'expérience décevante est ainsi correctement décevante, va et sans anicroche déçoit, s'embourbe, se prolonge et se cul de sacquise. De même les fuites glissent simplement, un jour je grogne au chef qu'il existe un ailleurs, un différent, alors c'est lui même, quelques jours plus tard, qui écrit ma démission. Simplement comme ça, simple comme la vie.

Voilà évanoui ce pan de mémoire. 
Du qui c'était comment ce fut ne reste bientôt qu'un pâté de notes en marge de ces pages, plus quelques rêves en espagnol. D'autres indices confondants, ne font pas mieux, rien mieux : confondent.

Mais t'y a été ou pas ? C'était un rêve ? Il était bien ce rêve ? Yavait des meufes ? T'as couché avec des meufes ? Et la bouffe ? Elle était comment la bouffe, dis ? Raconte moi ! Raconte moi là-bas, dis un peu comment c'était, comment ce sera, comment ça aurait été si tu étais resté ?

_____
Rien.
De même que dans l’amour cette illusion existe, cette illusion de pouvoir ne jamais oublier, de même j’ai eu l’illusion devant Hiroshima que jamais je n’oublierai. De même que dans l’amour.
J’ai vu aussi les rescapés et ceux qui étaient dans les ventres des femmes de Hiroshima.
J’ai vu la patience, l’innocence, la douceur apparente avec lesquelles les survivants provisoires de Hiroshima s’accommodaient d’un sort tellement injuste que l’imagination d’habitude pourtant si féconde, devant eux, se ferme.
Écoute…
Je sais…
Je sais tout.
Ça a continué.